Une caverne d’Ali Baba chez un grand industriel français

Introduction au management des connaissances

Une caverne d’Ali Baba chez un grand industriel français

Le management des connaissances est un métier difficile, où l'imposture fait florès plus qu'ailleurs. En voici un exemple étonnant issu de l'aéronautique, débuté dans les années 2000, avec des centaines de milliers dépensés et perdus.

C'était donc avant Facebook et Google, mais déjà Wikipédia avait commencé à faire son œuvre dans les esprits : beaucoup rêvaient de bâtir un "capital connaissances" comparable, appartenant à l'entreprise et déployable dans de nouveaux projets, parfois même dans des délocalisations.

Cette entreprise de l'aéronautique s’était donc lancée dans ce projet massif de capitalisation des connaissances sur un périmètre d'un millier de collaborateurs.

Le projet est basé sur des actions ciblées de recueil de connaissances après de professionnels spécialistes ou experts, qui sont saisies dans un logiciel KM éditeur permettant à chacun dans l'entreprise de contribuer ou d'accéder aux contenus.

Les thèmes de recueil sont identifiés sur la base d’une "analyse de criticité des connaissances", c'est-à-dire ceux qui ont le plus d'enjeux et qui sont les plus susceptibles d'être perdus (par exemple si l'expertise repose sur un ou deux sachants). Des collaborateurs sont ensuite identifiés par les managers pour contribuer à chaque thème.

Parmi ces collaborateurs, Joël est un expert reconnu sur les problématiques de packaging et de protection produit. Accompagné de spécialistes du recueil (appelés « cogniticiens »), Joël est devenu l’auteur de 4 recueils de connaissances, venus emplir la base de données ainsi qu'un beau livre de connaissances du domaine.

Début septembre, Aldric, jeune consultant, est parachuté sur la fin du projet et chargé d'accompagner Joël pour son cinquième recueil.

C'est un matin frisquet qu'Aldric se présente à l'accueil de la société, à quelques pas de son hôtel. L'expert vient l'accueillir à l'entrée : "Bonjour Monsieur Doguy. Vous êtes à l'heure. Venez avec moi, on va aller dans le bureau du chef, toutes les salles de réunions sont réservées, rentrée oblige !"

Aldric marche dans les pas de Joël. Ils croisent sur le chemin quelques collègues. Ils se saluent rapidement, avec le sourire, et s'éloignant l'un d'eux lance un rire goguenard. Le jeune Aldric est un peu rassuré par l'ambiance bon enfant, mais il soupçonne que la plaisanterie le concernait.

Quelques mètres plus loin, ils entrent par un porte en taule dans un bâtiment semblable aux autres. Ils montent au second et Joël s'arrête devant le bureau de son collègue Geoffroy : Ca va ? Bien reposé Geoffroy ? Ouais ouais... Je sais pas ce que j'ai, je dors trop bien en ce moment ! Et toi ?". A l'évidence ils sont très complices. Il répond pince-sans-rire : _ Aujourd'hui je suis avec Monsieur, mais je passerai tout à l'heure pour déjeuner.

Comme beaucoup de salariés accompagnés pour un recueil, Joël ne change pas ses habitudes. Il y a comme un réflexe de bon sens à faire entrer les consultants en recueil dans son quotidien : outre les pauses et les repas, beaucoup prennent le temps de faire visiter leur univers de travail.

Un gobelet de café chaud porté du bout des doigts, Joël plaisante sur son statut de "vieux de la vieille". Puis les deux protagonistes prennent place dans le bureau climatisé du chef qui s'est absenté. Bon allons-y ! lance Joël. On termine vers 16 heures 30 ? Je ne pourrai pas partir tard et je dois passer à mon bureau quand même dans la journée. Oui c'est possible. En fait, en début d'après-midi je vous laisserai à vos occupations si vous êtes d'accord. Comme ça n'est pas votre premier recueil, je suppose que vous connaissez un peu le principe ? Oui mais ça change parfois, je vous écoute. D'accord. Alors, nous aurons deux objectifs pendant nos séances : le premier c'est de produire des contenus utiles et compréhensibles à vos successeurs, collègues ou à des novices. Et le second objectif (...)"

Les deux protagonistes se sont ainsi lancés dans le 5ème et dernier recueil de Joël, avant son départ à la retraite au printemps suivant. Cherchant avec Joël des écrits existants pouvant servir à enrichir le recueil, Aldric remarque que les dossiers de Joël contiennent bien d’autres productions. Aldric poursuit le travail commandé puis, vers 16 heures, il propose de faire une pause. Au retour, il demande à Joël de lui montrer à nouveau les dossiers contenant ses fichiers plus personnels.

En à peine une demi-heure, Joël et Aldric ont identifié un véritable trésor de guerre pour l’organisation :

  • Une vingtaine de notes sur des technologies ou des procédés utilisés sur des problématiques de packaging et notamment d’industrialisation. Certaines proposaient notamment des comparatifs ou des historiques d’évolution
  • 3 notes techniques complètes sur des problématique métiers récurrentes, qu’il avait rédigées à des fins de formation
  • Une dizaine de rapports et documentations sur des solutions fournisseurs spécifiques ou innovantes
  • Plus de 50 comptes-rendus de réunions d’expertise effectués par un ancien collègue qui avait été rappelé en tant que consultant. D’une clarté remarquable, ces documents portaient sur des questions et des choix techniques difficiles rencontrés au cours des projets menés. A l’issue de chaque réunion, il avait rigoureusement retranscrit les problèmes traités, les hypothèses, les solutions étudiés, leurs avantages et inconvénients, les risques et les éventuels désaccords entre experts.

Lors cette fouille, Joël a ressorti avec enthousiasme plusieurs documents : "ah je me souvenais plus, je l'ai écrit avec un collègue celui-là", "oh c'est écrit vite fait, c'était chez un fournisseur allemand, il doit y avoir son nom dans le document, on la perdu de vue tiens !", "j'en ai un autre plus récent", "ah celui-là, le petit Jérémy qui est passé il en aura besoin", etc. Au grand étonnement d'Aldric (mêlé à la fierté de sa découverte), toutes ces capitalisations locales et personnelles avaient donc été ignorées malgré les 4 recueils effectués auparavant. Elles attendaient dans un dossier connu de Joël seul.

Mais Aldric n'était pas au bout de ses surprises. Comme l’espace de stockage de documents de René était limité, il en était venu à sauvegarder nombre de documents (comprenant notamment des modélisations) sur des Cédéroms qui sommeillaient désormais dans une valise derrière son bureau.

Le projet de capitalisation prit fin un an plus tard, suite au départ du directeur technique qui était son principal "sponsor" dans l'organisation. Néanmoins, le nom du projet est désormais arboré comme référence industrielle par quelques éditeurs et cabinets conseil du marché. Aldric travaille pour l'un d'eux. Joël a quitté l'entreprise avec ses Cédérom ("Au cas où !") et repasse de temps à la brasserie du coin pour déjeuner avec Geoffroy.

Le plus frappant dans ce projet est sans doute le dogmatisme de l’approche KM à sa source : il fallait à tout prix codifier la connaissance dans des schémas et des diagrammes prédeterminés censés représenter la logique de l’expertise.

C'était un comble : la méthodologie était fermée aux capitalisations personnelles des collaborateurs qui n'entraient pas dans l'analyse a priori. Autrement un management qui partait d'une feuille blanche, sans prendre connaissance de ce qui était déjà en place. Un comble.

Il aurait fallu assouplir recourir à un référentiel moins rigide et un système de capitalisation plus libre et plus autonome, type retour d'expérience. Ce dernier aurait permis à chaque collaborateur de contribuer directement et rapidement à la base de connaissance, notamment en fin de projet ou de mission, quand les épreuves franchies et les connaissances construites dans l'action sont encore vives à l'esprit. Presque sans effort supplémentaire.